44
Mme Collignot, assise sur les marches du Sacré-Cœur, jusqu’à la tombée de la nuit avait tricoté. Elle ne pouvait pas s’habituer à cette vie souterraine. Elle sortait de l’Arche ainsi presque tous les jours, et passait de longues heures à regarder la ville morte, en soupirant et tricotant. Elle était reconnaissante à M. Gé d’avoir sauvé ses filles, mais parfois elle regrettait, elle, d’avoir survécu. Plus de commerçants avec qui discuter, disputer, marchander, plus de voisines avec qui confronter ses indignations et ses prévisions… plus rien qu’un énorme silence, un vide puant.
Tout avait disparu, qui jusqu’alors emplissait le temps de sa vie : ces mille bouts de conversation avec n’importe qui, ces présences, ces coups de coude, ces queues, ces épines de la hargne contre laquelle il fallait se défendre en projetant ses propres venins, cette rumeur de la maison, de la rue, de la ville, dans laquelle elle tenait sa minuscule partie. Elle était une brebis dans le troupeau, une pierre dans le mur, et le mur était tombé en poussière et la pierre épargnée ne signifiait plus rien.
Mme Collignot se sentait coupable. Coupable de la mort des autres, simplement parce qu’ils étaient morts et qu’elle vivait. Elle se sentait coupable comme une mère qui se fût préoccupée de se sauver en abandonnant ses enfants. Et pourtant ses filles vivaient. Mais elle était mère, et lorsque assise sur les marches de l’église blanche elle regardait la ville morte, son instinct maternel rejoignait par-dessus les millénaires celui de la première mère des hommes et elle souffrait, dans son cœur et dans sa chair, d’un obscur remords.
Son mari, Irène, avaient tenté de la réconforter, de lui parler de l’avenir pour lui faire oublier le passé, mais elle se sentait trop vieille, trop lourde, pour pencher vers ce qui allait commencer plutôt que vers ce qui venait de finir. Les jeunes s’adapteraient, mais elle se sentait incapable de faire autre chose que se souvenir.
Elle avait refusé de se prêter aux piqûres de bogomolets. Elle ne voulait pas aller plus loin que son temps. Elle était attachée par des liens trop solides à celui qui s’achevait. Elle acceptait à la rigueur de terminer sa vie, non de la refaire. Mais pour se rendre utile jusqu’à la dernière minute, elle tricotait, tricotait, tricotait des brassières et des barboteuses, des bleues pour les garçons et des roses pour les filles. C’était là un travail de grand-mère. C’était un travail possible.
La nuit venue, elle prit l’ascenseur pour redescendre auprès de ses enfants. Irène préparait le repas du soir. Débarrassée de son tampon stérilisateur, Mme Collignot sentit le parfum des lentilles au lard.
— Est-ce que tu y as mis un poireau et une carotte ? demanda-t- elle.
Puis elle soupira, car elle se rappelait qu’il n’y avait plus de poireaux ni de carottes. Quelle cuisine pouvait-on faire sans carottes ni poireaux ? Comment une ménagère pouvait-elle s’intéresser à la vie quand manquait l’essentiel ?
— Je me demande ce que fait ton père…
— Tu le sais bien, c’est toi qui l’as envoyé, dit Irène.
— Il y met le temps, dit Mme Collignot. Et Aline ? Et Paul ? Où sont-ils encore ?
— Au laboratoire, sans doute, avec M. Hono.
— Ah ! celui-là !…
— Quoi, celui-là ?
— Rien…
— Qu’est-ce que tu as contre lui ?
— Rien, je n’ai rien contre les singes…
— Oh ! maman !…
— Tu ne vas pas te mettre à aimer un singe ? dit Mme Collignot.
Irène abandonna sa casserole et se retourna vivement vers sa mère.
Mais à ce moment entra M. Collignot, guilleret, qui sifflotait : Paris, c’est une blonde.
— Ah ! des lentilles ! dit M. Collignot. J’aime mieux ça.
— Alors ? cria Mme Collignot.
— Tout va bien, dit M. Collignot.
— Ils sont toujours là ?
— Où veux-tu qu’ils soient ?
— Je ne sais pas, dit Mme Collignot, j’avais peur…
Elle se laissa tomber sur une chaise de cuisine et s’essuya les yeux. Elle était rassurée, mais cela ne mettait pas fin à sa peine. L’armoire normande, le buffet Henri II, la table ronde à rallonges de la salle à manger, la commode de la tante Julie, le bahut en merisier breton, le lit en plastec, et le grand placard de la cuisine si pratique, la penderie, les dix chaises cannées, et la sellette avec son gladiateur de bronze, les deux vases à coquillages, L’Angélus de Millet, le lustre à pendeloques et la lanterne en fer forgé du vestibule, le portemanteau en bambous, le porte-parapluie en cuivre repoussé, et les coupons de tissu dans la malle à poivre, et les vieilles robes dans la D. D. T., et le service de table à filet doré qui n’avait servi que quatre fois, pour les deux baptêmes et les deux communions, et les draps, et les taies d’oreiller brodées, et tant et tant de trésors, toute sa vie, son économie, ses soins…
Elle avait supplié M. Gé de lui permettre de transporter ses meubles dans l’Arche. Il n’avait pas refusé catégoriquement. Il avait dit « Plus tard, plus tard, vous verrez vous-même si c’est nécessaire, quand tout sera fini… Si vous en avez toujours envie vous pourrez aller les chercher ou vous réinstaller au milieu d’eux. Quand tout sera fini… Mais nous en sommes encore loin… D’autres épreuves vous attendent… Pour le moment il ne faut pas encombrer l’Arche… »
Elle s’était résignée. Elle avait une grande admiration, un peu effrayée, pour M. Gé. Ce qu’il avait fait était tellement extraordinaire qu’elle pensait qu’il ne pouvait pas ne pas avoir raison. Mais se séparer, pour toujours peut-être, de ses meubles, ne pas mourir au milieu d’eux… Chaque matin, elle se disait : « Cet après-midi, j’irai les voir, essuyer un peu la poussière, regarder si les mites… je ne sais même pas si j’ai fermé l’armoire à clef, si j’ai éteint l’électricité. Mon fer à repasser va rouiller, et j’ai peut-être laissé de la vaisselle sale, je ne pourrai plus la ravoir… »
Mais au moment de partir elle sentait son cœur fondre à l’idée de retrouver sa maison et de devoir la quitter de nouveau. Finalement, elle avait envoyé M. Collignot lui rendre visite à sa place, prendre des nouvelles…
— Mes amis, dit la voix de M. Gé, je vais m’absenter pendant trois jours. Je vous prie, pendant ce temps-là, de ne pas sortir de l’Arche. Tout peut encore arriver. En cas d’événement grave, conformez-vous aux instructions que vous connaissez. Il est inutile, je pense, de vous recommander de ne pas faire d’imprudences. Vous savez tout ce qui dépend de vous…
Aline et Paul, dans le laboratoire, avaient également entendu M. Gé. Paul, les yeux brillants, se tourna vers Hono.
— Où va-t-il ? Vous le savez ?
— Je pense, dit Hono en haussant les épaules, qu’il va voir un peu ce que font les survivants.
— Des survivants ? dit Aline. Vous croyez qu’il en reste beaucoup ?
— Sûrement, dit-il. Mais sans doute pas pour bien longtemps…